Reportage Mediapart [mars 2011]

L'Islande s'indigne, elle a raison!

10 Mars 2011 Par Ludovic Lamant

De notre envoyé spécial en Islande

Astros Gunnlaugsdóttir n'a pas hésité une seconde à se porter candidate. «Toute la société islandaise s'est effondrée lors du crash économique de 2008, et il est nécessaire aujourd'hui, de reconstruire un à un nos fondamentaux», explique cette étudiante blonde de 24 ans, originaire de Gardabær, une commune du grand Reykjavik.

Inconnue du grand public en fin d'année dernière, elle s'est lancée dans une campagne agressive grâce à «l'argent de poche accumulé depuis (ses) 12 ans». Elle a acheté des espaces de publicité dans les deux grands quotidiens de l'île et des spots à sa gloire à la télévision. Toujours le même message rudimentaire: votez Astros, suivi de son numéro de candidate, 5779. 

Le 27 novembre 2010, jour du scrutin, la stratégie a payé. L'étudiante a obtenu 396 voix, accrochant une 23e position, un score suffisant pour intégrer l'Assemblée constituante d'Islande. Elle espère y porter la voix de la jeune génération et «rappeler à ceux qui sont au pouvoir qu'ils sont au service de la Nation, et pas au service de leurs propres intérêts». Astros est devenue l'un des visages d'une expérience historique, mais déjà menacée, au cœur d'une Islande en quête de nouveaux horizons: 25 citoyens ont été élus, parmi 525 candidats, pour repenser de fond en comble la vieille constitution de 1944.
Une assemblée du peuple, pour tout reprendre à zéro, après l'implosion d'un capitalisme financier hypertrophié, et le «sauvetage» de l'île par le Fonds monétaire international en 2008? «Cela rappelle un peu les nouvelles démocraties d'Europe de l'Est, dans la foulée de l'effondrement de l'URSS, qui se sont mises à réécrire leur constitution en tournant le dos aux anciens membres du Parti communiste», dit en souriant Thorvaldur Gylfason, un économiste respecté en Islande, notamment pour avoir dénoncé, dès le milieu des années 2000, la corruption au sein des élites politiques et économiques. Lui a été élu haut la main au sein de cette «Constituante», avec plus de 7000 voix, sans s'être donné la peine, dit-il, de faire campagne.
Le taux de participation s'est révélé très inférieur aux scrutins classiques – l'absence d'une véritable campagne électorale a sans doute pesé. En tout, quelque 84.000 personnes se sont déplacées aux urnes, soit 36% de l'électorat. Les 525 candidats représentaient à eux seuls 0,2% de l'électorat, sur cette île peuplée d'à peine 320.000 habitants. Des 25 élus, dix sont des femmes. Et s'il figure parmi les heureux élus un pasteur (806 voix) ou encore un agriculteur (1686 voix), la grande majorité d'entre eux sont des «têtes connues» à Reykjavik – fils de ministre, présentateur télé vedette ou encore universitaire renommé.
Pour la députée verte Lilja Mósesdóttir, cette expérience est tout simplement décisive pour l'avenir de l'Islande. «Il faut bien comprendre la situation. D'un côté, le FMI nous octroie des prêts gigantesques. De l'autre, on nous fait miroiter une adhésion à l'Union européenne. Mais ce n'est ni à Washington, ni à Bruxelles, de nous dire de quelle société nous avons besoin. Nous devons inventer un projet national, qui nous rassemble, et cette assemblée fait partie de cette dynamique», avance cette ancienne professeur d'économie, devenue, depuis la crise, l'une des nouvelles figures de la contestation de l'île.

Le parti de l'indépendance à la manœuvre

La révision de la constitution est en fait un vieux serpent de mer en Islande, promise depuis des décennies par les élus de l'«Althingi», le parlement national, sans résultat. En l'état, le texte est une copie quasiment ligne pour ligne de la loi fondamentale du Danemark d'avant la Seconde Guerre mondiale (Reykjavik s'est défaite du joug danois en 1944).
Mais cette fois, après les mobilisations massives de citoyens qui découvraient révoltés, fin 2008, l'étendue des pratiques frauduleuses de leurs banksters, le Parlement s'est trouvé contraint d'agir (lire ici ses recommandations, formulées en juin 2010). A l'automne, le gouvernement social-démocrate a convoqué l'élection de cette assemblée extraordinaire, conformément à sa promesse de campagne.
Le lendemain de son élection, Silja Bára Ómarsdóttir (1054 voix) a fredonné toute la journée «Revolution», le tube des Beatles. Aujourd'hui, cette maître de conférences à l'université d'Islande, et militante féministe, se montre beaucoup plus prudente. «J'essaie ces temps-ci de ne pas trop y penser: l'avenir de l'assemblée est dans les mains des politiques ces jours-ci», résume-t-elle. Le coup de massue est venu de la Cour suprême. Le 25 janvier, l'institution, qui avait été saisie en amont par trois citoyens, a invalidé les résultats du scrutin, évoquant des «vices de forme». Aucun cas de fraude n'a jusqu'à présent été prouvé, mais le processus tout entier, depuis, est à l'arrêt. L'assemblée constituante ne s'est donc formellement rencontrée qu'une seule fois.

Le Parlement a un temps hésité: allait-il se prononcer pour une nouvelle élection, voire désigner lui-même de nouveaux membres de cette «assemblée du peuple», pour aller de l'avant? Aujourd'hui, la solution retenue consisterait plutôt à renommer les 25 mêmes personnes, dans une nouvelle entité, un «conseil constitutionnel», dont le rôle serait, à peu de choses près, identique à celui de l'assemblée constituante. Sauf que les députés du parti de l'indépendance, cette vieille formation que la crise a chassée du pouvoir début 2009, s'y opposent. En attendant, le projet patine, et l'assemblée perd en légitimité. D'autant que rien ne dit que les 25 élus de novembre dernier, seront tous partants pour intégrer ce «conseil» surgi de nulle part.

«Tout cela est assez simple: des gens au pouvoir font tout ce qu'ils peuvent pour s'y accrocher, et faire capoter le projet», regrette Silja Bára Ómarsdóttir, qui s'impatiente: «Si nous ne changeons pas maintenant la constitution, nous n'y arriverons jamais. Parce que d'ici trois à quatre ans, l'économie sera repartie et la crise sera loin dans les têtes... L'effondrement systémique qu'a connu l'Islande a ouvert une fenêtre d'opportunité, pour construire un cadre totalement différent. Cela ne va pas durer éternellement.» Lui aussi déçu, Thorvaldur Gylfason pointe du doigt la responsabilité des neuf juges de la Cour suprême dans l'affaire: «Cette Cour est dominée par les deux partis politiques qui ont gouverné l'Islande en alternance, ou ensemble, depuis les années 1930, et notamment le parti de l'indépendance.»

Les réformes qui se dessinent

A en juger par la teneur des premiers débats au sein de la jeune assemblée, lors de séances informelles, on comprend mieux la résistance des vieux caciques des partis «historiques». Des consensus se sont formés sur des positions assez radicales. D'abord, réduire fortement le nombre de députés au Parlement. Ensuite, garantir une meilleure séparation des pouvoirs, dans un pays où le pouvoir exécutif a toujours été très puissant.

L'assemblée réfléchit par exemple, pour renforcer l'indépendance du pouvoir judiciaire, à ce que l'ensemble des nominations des juges par le ministère de la justice, soient validées par un comité d'experts, si possible étrangers, libres de rejeter telle ou telle nomination. 

L'assemblée pourrait également plaider pour la création d'un conseil constitutionnel, qui permettrait à la fois de tester la conformité des lois à la constitution, mais aussi de recevoir des plaintes, de la part de citoyens, à l'encontre de ministres ou d'élus. Une bonne partie du groupe semble aussi défendre le principe d'un électeur/une voix, dans un pays où le découpage des circonscriptions tend à sur-représenter assez fortement le monde rural. Mais ce point est loin de faire l'unanimité au sein de l'assemblée. Certains, enfin, militent pour un usage régulier du référendum. 

L'assemblée ira-t-elle à son terme? A Reykjavik, le scepticisme domine. Tout dépend désormais de la stratégie adoptée par les socio-démocrates au gouvernement. La convocation à l'automne dernier de cette élection n'était-elle qu'un coup politique, pour brosser dans le sens du poil une population exaspérée et avide de changement? Ou bien au contraire sont-ils disposés à jouer le jeu jusqu'au bout? Les analystes politiques s'en donnent à cœur joie, tandis que les «révolutionnaires» islandais, eux, découvrent bien malgré eux les vertus de la patience.

Les responsables de la débâcle islandaise finiront-ils en prison ?

12 Mars 2011 Par Ludovic Lamant



«Mon voisin est un éco-criminel», sourit Jakobina Ingunn Olafsdottir. Lorsqu'elle a appris mercredi l'arrestation d'une poignée d'anciens banquiers de l'île, cette habitante des beaux quartiers de Reykjavik, 55 ans, a reconnu dans la liste l'un des habitants les plus riches de sa rue. Et n'a pas boudé son plaisir: «Enfin, les choses avancent un peu...» 

Une action coordonnée entre Londres et Reykjavik, à l'initiative du bureau britannique des fraudes, a abouti le 9 mars à la détention provisoire de neuf hommes, dans le cadre d'une enquête sur la faillite de la banque islandaise Kauthing. Des actionnaires de l'établissement défunt sont suspectés d'avoir profité de leur position pour obtenir des prêts gigantesques, auxquels ils n'auraient jamais dû pouvoir prétendre en temps normal. Dans une Islande rongée par l'entre-soi, où tout le monde «connaît quelqu'un qui connaît» les ministres ou les banquiers d'alors, le coup de filet britannique n'est pas passé inaperçu. 

Jakobina fut l'une des héroïnes de la mobilisation citoyenne de la fin 2008, lorsque plusieurs milliers d'Islandais se retrouvaient, chaque samedi devant le Parlement, pour crier leur colère face à la crise et exiger le départ du gouvernement et des banquiers. Après cette «révolution des ustensiles de cuisine», qui a chassé le premier ministre du pouvoir, elle a lancé, avec d'autres, un «anti-parti» contestataire baptisé «Le mouvement», qui a obtenu trois députés (sur 63) aux élections de 2009. «Il n'y a toujours pas eu de justice en Islande. Les banquiers criminels vivent presque tous en liberté. Rien n'a vraiment changé depuis 2008», s'impatiente-t-elle aujourd'hui, deux ans et demi après l'effondrement, dans la même semaine, des trois principales banques du pays, et leur nationalisation forcée. 

Si la justice ne va pas assez vite aux yeux de bon nombre de citoyens, elle continue, en tout cas, d'avancer. L'enjeu est de taille. Cette île d'à peine 320.000 habitants pourrait devenir l'un des rares pays frappés par la crise à sanctionner pénalement, lors d'un procès encore très hypothétique, des hommes politiques et d'anciens hauts dirigeants du secteur financier. Les banksters islandais, ces «néo-Vikings» des années 2000 qui furent un temps les héros de la presse locale, vont-ils finir en prison?

L'«extrême négligence» du premier ministre

Un texte fondateur ouvre en tout cas la voie à de lourdes sanctions. En avril 2010, après 15 mois de travail, un groupe d'une vingtaine d'experts a livré, à la demande du Parlement, un rapport monumental, de plus de 2400 pages, intitulé «le rapport Vérité». Il décrit les techniques de corruption et de manipulation pratiquées par de jeunes banquiers rois du monde, par leurs actionnaires cupides, mais aussi par une partie de la classe politique, qui n'a rien voulu voir. L'Islande, qui s'est longtemps rêvée en social-démocratie scandinave, a soudainement découvert qu'elle tenait plus de la sulfureuse Sicile que de la paisible Norvège. Un choc.

Pour Róbert Ragnar Spanó, recteur de la faculté de droit à l'université d'Islande, qui a suivi de près l'écriture du rapport, cette démarche a participé du «réveil» de l'île après la crise: «L'effondrement financier de l'Islande fin 2008 a transformé notre pays, d'un point de vue économique, mais aussi sur un plan culturel. Nous nous sommes réveillés, et des récriminations se sont fait entendre. Les gens voulaient connaître les responsables» (écouter le son ci-dessous).

«Le rapport a eu un effet euphorisant auprès du grand public, parce que, pour la première fois dans l'Histoire de notre république, nous avons écrit la vérité sur tout un tas de scandales», confirme Thorvaldur Gylfason, professeur d'économie. Malgré son épaisseur, le texte est devenu le best-seller des librairies de Reykjavik l'an dernier. Au moment de sa publication, des comédiens l'ont lu, pendant cinq jours, nuit et jour, dans l'un des théâtres de la capitale, devant un public qui n'a, dit-on, jamais désempli. Aujourd'hui encore, un peu à la manière des câbles américains de Wikileaks, qui n'en finissent pas d'être étudiés tellement la matière est immense, une partie de la presse islandaise, et notamment le tabloïd DV, continue d'en décortiquer certains passages.  

Qu'y apprend-on? «Le récit d'une série d'impasses et d'échecs», résume avec dépit Gylfi Magnusson, un universitaire qui fut propulsé ministre de l'économie peu après l'effondrement du pays, début 2009. Le rapport revient sur la croissance insensée du système bancaire, dont le poids a décuplé en trois ans seulement, jusqu'à représenter dix fois le PIB de l'île en 2007. Une expansion exubérante, sans fondement macroéconomique, qui explique à elle seule la violence du crash.

Il accuse également les banques de manipulations de marché, et leurs actionnaires de s'être fait accorder des prêts disproportionnés par rapport à leur fortune: «Dans toutes les banques, les principaux propriétaires figuraient aussi parmi les principaux emprunteurs.» Enfin, il dresse une liste de ministres, d'anciens gouverneurs de la banque centrale et du patron de l'Autorité de surveillance, jugés coupables d'«extrême négligence» dans les mois précédant la faillite.

Rien d'ici 2014 ?

Le retentissement du rapport fut d'autant plus grand qu'en Islande, la presse écrite ne brille pas par ses enquêtes, quasi inexistantes. Le paysage est dominé par deux titres, l'un gratuit (Frettabladid), l'autre payant (Morgunbladid). Ce dernier, aux mains de grandes familles d'armateurs islandais, est aujourd'hui dirigé par David Oddsson, ex-premier ministre et ex-patron de la Banque centrale, l'un de ceux précisément pointés du doigt pour son laxisme et son incompétence par le «rapport Vérité»... Dans un pays où les affaires ont toujours été tues, le rapport a donc tout bousculé. La population islandaise a découvert les yeux ébahis la corruption de ses élites. «La fin de l'innocence», résume un professeur à l'université du Québec, Daniel Chartier, dans son livre La Spectaculaire Déroute de l'Islande (Presses de l'université du Québec, 2010).

Près d'un an après l'électrochoc, alors que les banques islandaises ont renoué avec bénéfices et bonus comme ailleurs dans le monde, l'île attend toujours de savoir si des coupables seront punis. Certains banquiers, notamment l'ancien patron de la Kaupthing, l'une des trois grandes islandaises à avoir fait défaut, ont déjà été placés en détention provisoire quelques jours, en mai dernier. Surtout, deux procédures sont en cours. A la lecture du rapport, le Parlement a décidé de poursuivre le premier ministre d'alors, Geir Haarde, devant une juridiction spéciale – une première dans l'Histoire islandaise.

Parallèlement, un procureur spécial, un temps assisté par la Franco-Norvégienne Eva Joly, mène une enquête au long cours circonscrite au volet financier. Cette seconde manœuvre pourrait ne pas aboutir avant 2014. «Je serais surpris qu'il n'y ait pas de sanctions pour certains d'entre eux», assure l'ex-ministre de l'économie Gylfi Magnusson. A titre d'exemple, les peines pour «manipulation des marchés» peuvent aller jusqu'à six ans de prison en Islande.

Alors que l'assemblée des citoyens patine, et que les vieux partis ont repris la main sur le jeu politique, la «révolution islandaise» pourrait donc venir de là, de ce procès de banquiers hors la loi. Ce n'est qu'une fois passée cette phase de désignation des coupables que l'Islande pourra se reconstruire – «une fois que les poussières de l'explosion seront retombées», pronostique l'universitaire Róbert Ragnar Spanó. 

A Reykjavik, la bataille d'un Internet libre contre « les vieux Etats-nations »

13 Mars 2011 Par Ludovic Lamant

Le Parlement islandais a engagé, en juin 2010, un vaste chantier légal et technique, visant à faire de l'île un refuge pour le journalisme d'investigation et les libertés sur Internet. Face aux menaces pesant sur les libertés publiques dans bon nombre de pays, cette résolution des députés, baptisée «IMMI» (Icelandic Modern Media Initiative, du nom de l'association qui la porte), fut un événement. Où en est ce projet d'«anti-paradis fiscal», qui pourrait héberger à terme les serveurs internet de journaux du monde entier? Entretien, à Reykjavik, avec Smári McCarthy, l'un des co-fondateurs et porte-parole d'IMMI, qui s'apprête par ailleurs à lancer un site d'enquêtes payant en islandais. 

Quand la loi sur la liberté des médias sera-t-elle définitivement adoptée en Islande?
Nous n'aboutirons pas avant 2012. Depuis juin 2010, nous avons ouvert un vaste chantier. A commencer par dresser un inventaire de ce qui existe déjà, à l'étranger, en matière de législation intelligente des médias. Le projet avance bien, mais les ministères qui nous soutiennent ont du mal à trouver l'argent qu'il nous faudrait pour fonctionner de manière optimale. L'IMMI compte seulement neuf personnes, dont trois salariés à plein temps. 

Vous avez imaginé ce projet en réaction à la crise de l'Islande, et à la faillite des trois grandes banques de l'île, en octobre 2008. 
Nous nous sommes tous demandés, à l'époque, pourquoi nous nous effondrions. La réponse la plus fréquemment avancée consistait à dire que notre secteur bancaire était hypertrophié, que notre dette était devenue trop lourde. Mais cela revient à répondre en reprenant les mêmes manières de penser dominantes qui ont conduit à la crise. 

En fait, il y a eu, avant tout, d'immenses manques d'information, entre les banques, les autorités de surveillance, le gouvernement et le grand public. Si nous avions été mieux informés, chacun d'entre nous, à chaque poste, aurait pris de meilleures décisions. C'est le projet de l'IMMI: rendre possible, à la fois d'un point de vue légal, mais aussi économique, l'existence d'une société responsable (accountable), plus transparente, moins corrompue. 

Ce que vous décrivez est aussi très lié à la situation des grands journaux sur l'île. 
Bien sûr. Les recettes de nos deux grands journaux viennent avant tout de la publicité, pour une proportion comprise entre 50 et 75%. Il est difficile dans ce contexte de favoriser le journalisme d'investigation... Mais l'IMMI dépasse les frontières islandaises. Certains gouvernements ont manifesté ces derniers temps une vraie volonté de restreindre la liberté d'expression sur internet, en mettant en avant, par exemple, la nécessité de protéger la «sécurité nationale». Certains sont si inquiets qu'ils réfléchissent à des polices de l'internet. Les vieux Etats-nations ont peur... Ce sera la bataille des vingt prochaines années.

«En finir avec Weimar»

Une bataille de 20 ans? 
L'internet est inutile s'il est muselé. Il doit être libre et ouvert. Le concept d'Etat-nation repose, lui, sur l'idée de droits et de devoirs, et d'un certain contrôle des choses. A partir du moment où l'on décide de réguler internet, et qu'on l'empêche de révéler ce qui menace un Etat, c'est l'objectif même d'internet qui disparaît. Dans les vingt prochaines années, soit les Etats-nations changent radicalement, soit ils disparaissent, soit internet n'existera plus comme aujourd'hui. C'est un combat. 

En France, Nicolas Sarkozy veut «civiliser» internet.
Vouloir civiliser internet implique l'idée qu'internet n'est pas civilisé. Mais l'internet est plus civilisé que la société politique tout entière! En à peine 20 ans, la toile est devenue une force extrêmement puissante, grand public, qui aurait même, selon certains, appuyé des révolutions populaires. Aujourd'hui, il faut en finir avec nos démocraties inspirées de la vieille république de Weimar, pour inventer de vraies démocraties numériques. 

Une démocratie numérique, c'est-à-dire?
Nous avons par exemple lancé un «parlement de l'ombre», aujourd'hui utilisé à l'échelle de la mairie de Reykjavik (shadow parliament project). L'idée, c'est de démocratiser la démocratie, grâce à Internet. Faire que, lorsqu'un citoyen a un avis sur un sujet, il s'exprime directement. Quand il n'en a pas, il transfère son droit de vote à une tierce personne. D'un coup, les concepts de «parti politique» ou encore de «parlement» deviennent totalement obsolètes. C'est une démocratie participative de bien plus forte intensité que celle que nous connaissons.

A Reykjavik, au début de l'année 2010, 1% de la population utilisait ce logiciel et contribuait, pour gérer les affaires de la ville. La fréquentation a ensuite baissé, en raison de problèmes dans le fonctionnement du système. Deux développeurs, financés par la mairie, sont en train de résoudre ces difficultés, pour une nouvelle version du logiciel.

«Réinventer le “free speech”»

Vous pensez l'exporter?
Nous travaillons à une traduction en arabe. Prenez la Tunisie: après la révolution, comment mettre en place de vraies réformes démocratiques? Ce logiciel pourrait être très utile... Nous avons essayé la démocratie comme l'avait inventée les Lumières. Cela a plutôt marché. Mais cela a entraîné la formation d'élites politiques, qui se sont révélées incroyablement douées pour manipuler l'opinion. Et après? Il faut réinventer la démocratie, le «free speech», le débat, depuis Internet. L'IMMI n'est donc pas la fin de l'Histoire – ce sont à peine les deux premières pages du premier chapitre de l'Histoire...

Vous avez été proche, avant de prendre vos distances, de Julien Assange. Quel premier bilan tirez-vous de Wikileaks? 
C'est un projet fantastique. Mais les médias ont joué la carte du sensationnalisme avec Wikileaks. Après tout, ce n'est qu'un élément au sein d'un environnement politique plus large, constitué d'organisations (Transparency International, Reporters sans frontières, etc.) et de militants anonymes engagés pour la liberté de la presse. A trop se concentrer sur Wikileaks, nous avons oublié de poser les questions essentielles: il ne s'agit pas tant de savoir quels seront les prochains documents à «fuiter», mais plutôt pourquoi ces documents doivent encore être «fuités», pourquoi certains textes restent secrets alors qu'ils pourraient tout à fait ne pas l'être, pourquoi la société reste si opaque... 

Vous vous apprêtez par ailleurs à lancer un quotidien d'enquête, payant et sur internet, Kritik. 
Oui. Nous avons lancé un présite, en islandais. Nous sommes en train de constituer un groupe de journalistes d'investigation freelance – parce que nous n'avons pas les moyens, pour l'instant, de les salarier. Les internautes pourront acheter une monnaie numérique, qui leur permettra de rémunérer, selon leur envie, tel article d'un journaliste ou telle contribution d'un blogueur.

Islande: l'utopie est au fond de la centrale électrique

17 Mars 2011 Par Ludovic Lamant

De notre envoyé spécial à Reykjavik



Ils ont dansé ensemble pendant une heure, un vendredi soir de février, dans une centrale électrique abandonnée. Des centaines d'Islandais pris dans une «danse de la pluie» pour «exorciser la crise», à l'initiative d'étudiants de l'Académie des arts de Reykjavik, à qui l'on avait demandé d'imaginer leur «nouvelle Islande». Depuis sa cabine, le DJ interpelle les clubbers ceints de gilets de sécurité orange et coiffés de casques de chantier – «Criez pour les bénéfices», ou encore «Réveillez-vous!»... L'Islande d'après le crash semble redécouvrir les vertus de la communauté.

Toppstödin, une centrale électrique logée au cœur d'une douce vallée boisée de la capitale, où cette «rave party» fut organisée, est en train de devenir l'un des lieux, encore confidentiels, du «réveil islandais». «Pour demander votre chemin, il suffit de demander aux habitants où se trouve le bâtiment le plus moche et décati de la ville», plaisante Andri Magnason, un jeune écrivain à l'origine, avec d'autres, de la renaissance du site depuis un an et demi.

Une vingtaine de designers, architectes et artistes, presque tous mis sur le carreau en 2008, ont commencé à prendre possession des 6000 mètres carrés de l'édifice, peuplé de machines rouillées, d'échelles et d'échafaudages d'époque.
Construite avec l'argent américain du plan Marshall en 1947, la centrale, dont le style inspiré du Bauhaus allemand déconcerte bon nombre d'Islandais, servait uniquement à alimenter la capitale lors des périodes de surconsommation, pendant les fêtes de Noël. A l'arrêt depuis 25 ans, elle devait être démolie dans les années 2000, ces «booming years» euphoriques qui ont mené droit dans le mur. Avec l'effondrement du système financier de l'île en 2008, le bâtiment, bordé d'une rivière à saumons, s'est trouvé une nouvelle jeunesse.

L'ex-centrale électrique Toppstödin

«Tout est parti d'une réaction à la crise: puisqu'il n'y a plus d'emplois, autant se lancer dans ce que nous avons toujours eu envie de faire sans oser y aller franchement», raconte l'administratrice de Toppstödin, Valgesdur Helga Schopka. Une communauté de créateurs et d'artisans, par-delà les disciplines et les savoir-faire, est en train d'emménager, pour y développer des projets sans aucune contrainte.
Au rez-de-chaussée se côtoient des ateliers de couturiers, de fabricants de jouets pour enfants et de plasticiens. Au sous-sol, traversé de courants d'air glaciaux, des voitures de course électriques sont en construction dans un vaste hangar. L'immense superficie des lieux, pas encore tout à fait sécurisés, est encore en jachère (voir des dizaines de photos de l'intérieur de la centrale ici).

Bouillonnement

Sigga Heimis vient de rejoindre la communauté. «Travailler dans cet environnement brut plutôt que dans un atelier aseptisé vous autorise à provoquer plus de désordre, à prendre plus de risques», assure cette designer vedette d'Ikea, qui devrait apporter son carnet d'adresses international pour développer le lieu. Après avoir vécu dix ans en Suède, elle a décidé, il y a six mois, de s'installer à nouveau en Islande, où elle est née.

Alors que plus de 10.000 habitants ont quitté l'île en 2009, au plus fort de la crise, le parcours de Sigga Heimis, à contre-courant, surprend. «C'était maintenant ou jamais, assure-t-elle. Les Islandais sont comme la météo à Reykjavik, très versatiles. Nous vivons au contact de la nature depuis toujours, et il y a des hauts et des bas. Bien sûr que l'effondrement a été brutal, mais nous rebondissons.»
A écouter cette designer, il se passerait dans l'Islande post-crise, ce que l'Argentine connut après son spectaculaire crash de 2001: un bouillonnement d'initiatives et d'expériences, culturelles et politiques, comme autant d'utopies devenues réalités. Alors que beaucoup de citoyens islandais se plaignent du retour aux vieilles pratiques d'avant la crise, il faudrait donc s'aventurer dans les marges, pour respirer de nouveaux airs.
Autre aventure pionnière dans le paysage islandais, à dominante plus commerciale, une Maison des idées s'est ouverte dès les premiers jours de 2009, dans un immense entrepôt du port de Reykjavik, à deux pas du musée de la mer. A l'époque, cette pépinière auto-gérée, lancée par deux universités de la capitale, agit comme un efficace remède à la déprime.
On y a croisé, pendant deux ans, des étudiants plein d'idées, des artistes et architectes au chômage et des professionnels de l'industrie en quête de nouveaux projets. On y a mis au point, en quelques mois, des jeux vidéo pour relaxer le cerveau (qui, depuis, ont été commercialisés) ou d'audacieuses techniques de cartographies de l'internet.
«Nous avons travaillé à la relance de l'économie locale. Nos projets ont attiré suffisamment d'investisseurs pour créer près de 200 emplois. En Islande, par les temps qui courent, ce n'est pas rien», assure Ingibjörg Gréta Gisladottir, l'une des responsables de la Maison des idées, dont les jours sont aujourd'hui comptés, faute de nouveaux financements. Sauf rebondissement de dernière minute, l'entrepôt sera fermé à la fin du mois.
Pour l'écrivain Andri Magnason, qui observe de près ces frémissements, «il faudrait davantage d'initiatives de ce genre à l'échelle nationale... Pour l'instant, ce sont surtout les artistes qui font des choses dans leur coin, mais ils ne sont pas vraiment soutenus». Austérité oblige, les deux universités publiques se sont désengagées du projet de la Maison des idées, tandis que la mairie de Reykjavik, qui a donné son feu vert en 2009 à l'occupation de la centrale électrique Toppstödin, garde aujourd'hui prudemment ses distances.

L'Islande teste la reprise sans austérité carabinée

22 Mars 2011 Par Ludovic Lamant


Impossible de le rater dans les rues de Reykjavik, tant le chantier est énorme, et détonne dans une capitale à l'architecture basse: une cathédrale de béton noir et de verre, recouverte d'alvéoles réfléchissantes, est en cours d'assemblage face à la mer. Le Harpa, imaginé par l'artiste vedette danois Olafur Eliasson, servira tout à la fois de salle d'opéra et de palais des congrès pour l'Islande. Malgré des craintes annonçant à plusieurs reprises l'arrêt des opérations, le bâtiment sera finalement bien inauguré, le 4 mai prochain. Après l'effondrement bancaire de l'île, en octobre 2008, le groupe Portus, l'investisseur privé qui portait ce projet estimé à l'origine à 12 milliards de couronnes (74 millions d'euros), a dû appeler le gouvernement et la mairie de Reykjavik à l'aide pour que le chantier se poursuive. L'exécutif n'a pas bronché et ce fleuron architectural va donc voir le jour. Mais où est donc passée la crise islandaise?
L'Islande, encore sonnée par sa quasi-faillite, ne s'est pas lancée dans une austérité à tout crin. A rebours des tendances à l'œuvre sur le continent, l'île a choisi de prendre un peu plus de temps que d'autres pour réaliser son «ajustement budgétaire». Si bien que des projets ici et là continuent d'avancer. Ses mesures d'économies portent sur 10% du Produit intérieur brut (PIB) en trois ans. Rien à voir avec une autre île à laquelle elle est souvent comparée, elle aussi durement frappée par la crise: l'Irlande prévoit, elle, de ramener son déficit de 32% à 9% au cours de la seule année 2011, et de poursuivre l'austérité jusqu'en 2014 au moins. Aujourd'hui, Reykjavik dit avoir renoué avec la croissance – attendue aux alentours de 3% cette année, et réduit sa dette sans trop forcer. 

Comment cette minuscule économie (320 000 habitants) s'y est-elle prise, pour se sortir la tête de l'eau en deux ans? Les économistes avancent trois explications :
› La dévaluation de la couronne islandaise. La devise a dégringolé de 40% fin 2008, et les exportations d'aluminium et de poissons ont repris dans la foulée.
› Le principe du «too big to save» (trop gros pour être sauvé). C'est l'exact inverse du «too big to fail» (trop gros pour faire faillite), qui a prévalu aux Etats-Unis comme en Europe jusqu'à présent, obligeant les Etats à sauver les banques les plus importantes de leur système bancaire, pour éviter les faillites en chaîne. En Islande, les actifs des trois grandes banques de l'île étaient bien trop grands (jusqu'à dix fois le PIB en 2007...) pour être sauvés intégralement, et l'Etat s'est contenté de racheter les actifs «internes», c'est-à-dire les prêts des particuliers et des entreprises en Islande. Les actionnaires ont dû assumer les pertes sur les actifs étrangers, les plus nombreux.
› Une austérité moins sévère qu'ailleurs, décidée en accord avec les partenaires sociaux. Un pacte de «stabilité sociale» a été signé en 2009, censé éviter les coupes dans le secteur social.

L'après McDonald's

Jon Gardar Ogmundsson est un petit patron islandais, un ancien de McDonald's, et il croit dur comme fer à la «reprise». «Je viens d'une famille qui a fait fortune dans l'industrie de la pêche. Nous nous sommes habitués, certains mois, à pêcher moins de morues, quand la météo n'était pas bonne. Mais l'activité repartait très fort après. Cette fois, face à la crise, les choses prennent plus de temps. La reprise commence à peine à se dessiner aujourd'hui. Mais les exportations sont très bonnes. C'est encourageant», avance-t-il. En ce mois de mars 2011, lui connaît surtout des problèmes de riche: «Les voitures les plus récentes en vente en Islande sont des modèles remontant à 2008... On n'a rien importé de plus récent... C'est bien la preuve que tout n'est pas encore reparti comme avant», grimace-t-il, casquette noire enfoncée sur son crâne chauve.
Jon Gardar s'est fait un nom, en octobre 2009, lorsqu'il a décidé de fermer les deux restaurants McDonald's de Reykjavik qu'il dirigeait. L'Islande, depuis, est l'un des rares pays d'Europe de l'Ouest à ne plus compter un seul fast food américain sur son sol. A l'époque, il avait été piégé par la dévaluation de la couronne islandaise, alors que McDonald's l'obligeait à importer l'ensemble de ses produits d'Allemagne. Très vite, les deux restaurants se sont mis à perdre beaucoup d'argent. Depuis, il a tenté de relancer l'activité, avec une nouvelle enseigne, Metro, calqué sur le modèle McDo, à partir de produits 100% islandais. Il a baissé les prix de ses menus de 35%. Les clients commencent à revenir. Mais les marges sont encore minuscules, et il ne peut compter, assure-t-il, sur aucune banque pour augmenter ses investissements. «La cible de mes restaurants, ce sont les jeunes, et avant tout les 16-24 ans. Or ce sont eux qui sont touchés de plein fouet par la crise. Je suis donc très prudent.»

Au-delà des paroles volontaires des patrons, petits et grands, Reykjavik continue de découvrir chaque jour l'étendue des dégâts sociaux de la crise. Pour un pays habitué à caracoler en tête des classements internationaux de richesse, c'est du jamais vu. Si la reprise se profile, tirée par les exportations de cette économie très ouverte, les ménages endettés, eux, sont loin d'avoir repris leur souffle. La consommation patine, 20% en deçà de ses niveaux antérieurs. Le taux de chômage est retombé aux environs de 7%, après avoir grimpé jusqu'à 9,7%. Rien à voir avec l'Irlande, toutefois, dont le taux de chômage dépasse les 14%.

Sigridur Gudmunsdottir fait partie de ces milliers d'Islandais victimes d'une crise qu'ils n'ont pas provoquée. Après un séjour prolongé en Amérique latine, elle est revenue sur l'île en 2001, où elle décrocha un «2007 job», comme disent les Islandais – un travail confortable et bien rémunéré, du temps de l'euphorie et de l'inconscience des années 2000, impossible à trouver aujourd'hui. «On entend dire que l'on a trop fait la fête pendant les années 2000, que l'on a trop consommé, trop emprunté. Mais c'est faux: il n'y a qu'une infime partie d'Islandais qui en ont vraiment profité», s'énerve-t-elle.

«Personne n'y croit, à la reprise»

Licenciée au plus fort de la récession, Sigridur a depuis repris, à 50 ans, des études d'espagnol à l'université. «Cela me permet de toucher des aides d'étudiant, qui sont plus élevées que les indemnités chômage», explique-t-elle. Elle a contracté en 2006 un prêt immobilier de onze millions de couronnes (68.000 euros), pour s'acheter une maison où elle vit avec son père de 80 ans, et son fils de 9 ans. En partie indexé sur l'inflation, le prêt qu'elle a contracté a explosé après la crise, à 14 millions de couronnes (86.000 euros). Elle s'est trouvée prise en tenailles au fil des mois: d'un côté, le volume de son emprunt augmentait, tandis que de l'autre, la valeur réelle de sa maison s'effondrait. 

Aujourd'hui, Sigridur ne sait pas encore très bien comment elle va réussir à rembourser ses dettes, mais ne se plaint pas: «Certains Islandais connaissent des situations bien pires. Tous ceux qui avaient contracté des prêts en devises étrangères sont vraiment mal.» En Islande, on ne râle pas. Après tout, la vie sur les îles a toujours été rude. S'exiler comme tant d'autres? «C'est impossible, je suis trop attaché à mes racines islandaises depuis mon retour.» La reprise islandaise? «Demandez dans la rue, personne n'y croit, à la reprise...»

A écouter les conversations dans Reykjavik, le fossé est immense, entre une classe politique convaincue que la page de la crise est tournée, et des citoyens piégés par la quasi-faillite de l'île, et qui peinent à se relancer. Les logiciels pour penser l'économie et le bien-être des habitants n'ont pas changé. Dans l'Islande d'après le krach, on continue de parler PIB et déficit public, et d'en faire les seuls indicateurs pertinents des politiques en cours. Ici comme ailleurs en Europe. C'est pourtant l'un des chantiers qui se profile: après avoir obligé certaines banques à la faillite, et adopté une austérité «adoucie», il va bien falloir que l'île se décide à adopter des instruments de mesure alternatifs du bien-être de sa population.

Après la crise, l'Islande traîne à «changer d'alphabet»

29 Mars 2011 Par Ludovic Lamant



Jorgen Jorgensen est un aventurier danois, mort au fin fond de la Tasmanie en 1841, devenu la cible d'éternelles moqueries en Islande. L'un des exploits de ce prolifique écrivain ne manque pourtant pas de panache. En 1809, il débarque sur l'île, alors sous l'autorité du Danemark, pour conclure des affaires. Il finit par emprisonner le gouverneur local et proclamer, en juin, au début de l'été, l'indépendance de l'Islande. Sur la lancée des révolutions française et américaine, Jorgensen promet des élections dans l'été, la formation d'un Parlement, et décrète que «tous les hommes naissent libres et égaux». Il est arrêté deux mois plus tard par les Anglais, venus prêter main forte à leurs alliés danois. Sa tentative de révolution a tourné au fiasco. Aujourd'hui, les Islandais, rieurs, s'en souviennent comme d'un monarque ambitieux et éphémère, le «roi des jours de canicule» (Jörundur Hundadagakonungur).
«A l'époque, les Islandais n'ont pas compris ce qu'il se passait. Ils n'étaient pas prêts à entendre cet appel à l'égalité, et l'homme qui obtiendra notre véritable indépendance, en 1944, est né des années après cet épisode...», se désole Andri Snær Magnason, un jeune écrivain à la tignasse blonde, auteur de livres ravageurs sur l'Islande consumériste des années 2000. «J'ai l'impression que 200 ans après, il nous est arrivé la même chose: pendant quelques mois, nous citoyens disposions du pouvoir sur les banques, les entreprises et le gouvernement. En théorie, tout était possible. Mais notre manière de pensée “libertarienne” a repris le dessus, nous avons eu peur de devenir une île castriste à la Cuba, et les choses sont doucement reparties comme avant...» Dans un sourire gêné, il résume: «Nous n'avons pas osé changer d'alphabet.»

Deux ans et demi après l'effondrement de son secteur bancaire, il flotte un air de révolution manquée en Islande. Comme si la fenêtre d'opportunité pour tout changer s'était refermée sans prévenir. «Les choses surviennent par vagues. En 2008, la société s'est réveillée, dans un mélange de désespoir et d'euphorie», raconte, dans un entretien à Mediapart, le ministre de l'intérieur Ögmundur Jonasson. «Des nouvelles têtes sont apparues, dans les réunions, en Une des journaux, à la télévision. Pendant plus d'un an, les gens étaient en vie. Et je suis un peu inquiet de voir comment les choses sont en train de se calmer ces temps-ci», poursuit cet élu Vert, l'un des piliers de l'actuel gouvernement social-démocrate, né des élections d'avril 2009. 

D'octobre 2008 à janvier 2009, des milliers d'Islandais se sont emparés des rues de Reykjavik, pour dire leur colère. Une «révolution des ustensiles», lointain écho aux cacerolazos argentins, qui fit tomber le chef du gouvernement d'alors, Geir Haarde, une figure du parti conservateur. «Nous exigions à l'époque un gouvernement d'union nationale, ou encore un gouvernement composé de citoyens tirés au sort dans l'annuaire. Mais nous n'avons pas été écoutés. Des élections traditionnelles ont été organisées et les partis classiques ont gagné», regrette Sigurlaug Ragnarsdottir, l'une des meneuses des rassemblements du samedi face au Parlement, qui ponctuèrent toute la fin d'année 2008 dans la capitale.

Quel est le bilan, depuis? Un gouvernement de centre gauche a été élu en avril 2009, constitué pour la plupart de vieux routards de la politique. Et deux forces politiques ont émergé. La première, directement issue des mouvements citoyens de 2008, s'appelle «Le mouvement», un «anti-parti», selon l'expression officielle, qui compte trois députés (sur 63) à l'Althinghi, l'assemblée locale. C'est aujourd'hui l'un des poumons de la gauche radicale islandaise, associée à une frange de députés Verts critiques de l'action du gouvernement, mais qui reste divisée sur la question de l'adhésion à l'Union européenne. «Soit il y aura une vraie révolution cette année, soit nous allons massivement quitter le pays», veut croire Sigurlaug Ragnarsdottir, adhérente au Mouvement.

«Il y a des courants contraires»

Plus complexe à appréhender, difficile à situer sur un échiquier classique, «Le meilleur parti» fut la révélation des élections locales de mai 2010. Son président, l'acteur et comique Jon Gnarr s'est emparé de la mairie de Reykjavik, capitalisant sur son nom les votes contestataires dans la foulée de la crise. Depuis, l'effet Jon Gnarr (voir la vidéo ci-dessous) s'est effrité. A l'épreuve du pouvoir, son «anarcho-surréalisme» s'est traduit par un pragmatisme qui ne convainc pas. «Ils sont arrivés il y a un an sans expérience, et ils travaillent aujourd'hui exactement comme les autres. Ils ont par exemple coupé les budgets des crèches sans ciller», déplore Sigridur Gudmunsdottir, une électrice du Meilleur parti l'an dernier, qui n'exclut pourtant pas de voter à nouveau pour cette formation, faute de mieux.

«Ce n'est pas une histoire de personnes», intervient Jon Thorisson, un architecte mis au chômage par la crise, devenu le principal conseiller de l'eurodéputée Eva Joly sur l'île. «Les gens du Meilleur parti ne sont pas pires, ni meilleurs que les précédents. Mais nous avons besoin de changements plus fondamentaux. La question n'est pas de savoir qui est le maire de Reykjavik, mais comment fonctionne le système. Et pour l'instant, c'est le FMI qui prend des décisions en notre nom.» Alors que les banques islandaises ont renoué en 2011 avec bénéfices et bonus, le constat glaçant d'un «système» à peine ébranlé par la quasi-faillite de 2008 est partagé par bon nombre d'observateurs, dont l'écrivain Andri Snær Magnason: «La crise n'est pas survenue parce que soudainement, par pure coïncidence, une trentaine de types sont devenus des monstres. Mais bien parce que notre système les a rendus monstrueux. Le secteur financier a désigné des rois, et les a corrompus. Tant que l'on ne modifie pas cela, rien ne changera en Islande.»

L'Islande traverse un moment de vérité pour l'avenir de ses révoltes. Les mouvements citoyens des derniers mois se trouvent aujourd'hui confrontés à des forces conservatrices qui ont repris des couleurs. «Il y a des courants contraires en haute mer», résume Jon Thorisson, le bras droit d'Eva Joly. «Nous nous battons contre des monstres qui prospèrent depuis plus de cent ans. Le parti de l'indépendance (droite, ndlr), et certaines banques de l'île se sont développés ensemble à partir des années 1910, et ce n'est pas simple de s'en défaire», avance, pour sa part, Sigurlaug Ragnarsdottir, du «Mouvement».

L'Assemblée de citoyens, élus pour repenser la constitution? Elle est menacée d'immobilisme, voire de disparition, à cause des manœuvres de députés du vieux parti de l'indépendance. La mobilisation contre Magma, cette entreprise canadienne qui voulait profiter de la crise islandaise pour racheter le premier producteur privé d'énergie géothermique sur l'île? Malgré une pétition de plus de 35.000 signatures appelant au départ du groupe de Vancouver, et l'engagement têtu de la chanteuse Björk, le gouvernement social-démocrate rechigne à s'y opposer et l'opération est toujours en cours.

Le prochain test est prévu pour le 9 avril prochain. Les Islandais sont appelés aux urnes, pour dire s'ils acceptent, ou pas, de rembourser à la Grande-Bretagne et aux Pays-Bas les quelque quatre milliards d'euros de pertes subies par des ménages britanniques et néerlandais, conséquence de la faillite, en 2008, de la banque en ligne islandaise Icesave. Lors d'un premier référendum en mars 2010, les Islandais avaient vote contre, à 93%. Mais les conditions de remboursement ont été renégociées, et de fragiles sondages réalisés par les deux grands journaux conservateurs de l'île assurent que le «oui» pourrait cette fois l'emporter. L'issue de ce vote pèsera lourd, à coup sûr, sur l'avenir des mobilisations.